S. f. (Morale) L'amitié n'est autre chose que l'habitude d'entretenir avec quelqu'un un commerce honnête et agréable. L'amitié ne serait-elle que cela ? L'amitié, dira-t-on, ne s'en tient pas à ce point ; elle Ve au-delà de ces bornes étroites. Mais ceux qui font cette observation, ne considèrent pas que deux personnes n'entretiendront point une liaison qui n'ait rien de vicieux, et qui leur procure un plaisir réciproque, sans être amies. Le commerce que nous pouvons avoir avec les hommes, regarde ou l'esprit ou le cœur ; le pur commerce de l'esprit s'appelle simplement connaissance ; le commerce où le cœur s'intéresse par l'agrément qu'il en tire, est amitié. Je ne vois point de notion plus exacte et plus propre à développer tout ce qu'est en soi l'amitié, et même toutes ses propriétés.

Elle est par-là distinguée de la charité, qui est une disposition à faire du bien à tous. L'amitié n'est dû. qu'à ceux avec qui l'on est actuellement en commerce ; le genre humain pris en général, est trop étendu pour qu'il soit en état d'avoir commerce avec chacun de nous, ou que chacun de nous l'ait avec lui. L'amitié suppose la charité, au moins la charité naturelle ; mais elle ajoute une habitude de liaison particulière, qui fait entre deux personnes un agrément de commerce mutuel.

C'est l'insuffisance de notre être qui fait naître l'amitié, et c'est l'insuffisance de l'amitié même qui la détruit. Est-on seul, on sent sa misere ; on sent qu'on a besoin d'appui ; on cherche un fauteur de ses gouts, un compagnon de ses plaisirs et de ses peines ; on veut un homme dont on puisse occuper le cœur et la pensée : alors l'amitié parait être ce qu'il y a de plus doux au monde ? A-t-on ce qu'on a souhaité, on change de sentiment.

Lorsqu'on entrevait de loin quelque bien, il fixe d'abord les désirs ; lorsqu'on l'atteint, on en sent le néant. Notre âme dont il arrêtait la vue dans l'éloignement, ne saurait plus s'y reposer quand elle voit au-delà : ainsi l'amitié, qui de loin bornait toutes nos prétentions, cesse de les borner de près ; elle ne remplit pas le vide qu'elle avait promis de remplir, elle nous laisse des besoins qui nous distraient et nous portent vers d'autres biens : alors on se néglige, on devient difficîle : on exige bientôt comme un tribut, les complaisances qu'on avait d'abord reçues comme un don. C'est le caractère des hommes, de s'approprier peu-à-peu jusqu'aux grâces qu'on leur fait ; une longue possession accoutume naturellement à regarder comme siennes les choses qu'on tient d'autrui : l'habitude persuade qu'on a un droit naturel sur la volonté des amis ; on voudrait s'en former un titre pour les gouverner : lorsque ces prétentions sont réciproques, comme il arrive souvent, l'amour propre s'irrite, crie des deux côtés, et produit de l'aigreur, des froideurs, des explications amères, et la rupture.

On se trouve aussi quelquefois des défauts qu'on s'était cachés, ou l'on tombe dans des passions qui dégoutent de l'amitié, comme les maladies violentes dégoutent des plus doux plaisirs. Aussi les hommes extrêmes, capables de donner les plus fortes preuves de dévouement, ne sont pas les plus capables d'une constante amitié ; on ne la trouve nulle part si vive et si solide que dans les esprits timides et sérieux, dont l'âme modérée connait la vertu. Le sentiment doux et paisible de l'amitié soulage leur cœur, détend leur esprit, l'élargit ; les rend plus confiants et plus vifs ; se mêle à leurs amusements, à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux : c'est l'âme de toute leur vie.

Les jeunes gens neufs à tout, sont très-sensibles à l'amitié ; mais la vivacité de leurs passions les distrait et les rend volages. La sensibilité et la confiance sont usées dans les vieillards ; mais le besoin les rapproche, et la raison est leur lien. Les uns aiment plus tendrement, les autres plus solidement.

Les devoirs de l'amitié s'étendent plus loin qu'on ne croit : on doit à l'amitié à proportion de son degré et de son caractère ; ce qui fait autant de degrés et de caractères différents de devoirs. Réflexion importante pour arrêter le sentiment injuste de ceux qui se plaignent d'avoir été abandonnés, mal servis, ou peu considérés par leurs amis. Un ami avec qui l'on n'aura eu d'autre engagement que de simples amusements de Littérature, trouve étrange qu'on n'expose pas son crédit pour lui : l'amitié n'était point d'un caractère qui exigeât cette démarche. Un ami que l'on aura cultivé pour la douceur et l'agrément de son entretien, exige de vous un service qui intéresserait votre fortune : l'amitié n'était point d'un degré à mériter un tel sacrifice.

Un ami, homme de bon conseil, et qui vous en a donné effectivement d'utiles, se formalise que vous ne l'ayez point consulté en une occasion particulière : il a tort, cette occasion demandait une confidence qui ne se fait qu'à des amis de famille et de parenté ; ils doivent être les seuls instruits de certaines particularités qu'il ne convient pas toujours de communiquer à d'autres amis, fussent-ils des plus intimes. La juste mesure de ce que des amis doivent exiger, se diversifie par une infinité de circonstances, et selon la diversité des degrés et des caractères d'amitié. En général, pour ménager avec soin ce qui doit contribuer à la satisfaction mutuelle des amis, et à la douceur de leur commerce, il faut que l'un dans son besoin attende ou exige toujours moins que plus de son ami ; et que l'autre, selon ses facultés, donne toujours à son ami plus que moins.

Par les réflexions que nous venons d'exposer, on éclaircira au sujet de l'amitié une maxime importante ; savoir que l'amitié doit entre les amis trouver de l'égalité, ou l'y mettre : amicitia aut pares invenit, aut facit. Un monarque ne peut-il donc avoir des amis ? faut-il que pour les avoir il les cherche en d'autres monarques, ou qu'il donne à ses autres amis un caractère qui aille de pair avec le pouvoir souverain ? Voici le véritable sens de la maxime reçue.

C'est que par rapport aux choses qui forment l'amitié, il doit se trouver entre les deux amis une liberté de sentiment et de langage aussi grande que si l'un des deux n'était point supérieur, ni l'autre inférieur. L'égalité doit se trouver de part et d'autre dans la douceur du commerce de l'amitié. Cette douceur est de se proposer mutuellement ses pensées, ses gouts, ses doutes, ses difficultés ; mais toujours dans la sphère du caractère de l'amitié qui est établi.

L'amitié ne met pas plus d'égalité que le rapport du sang ; la parenté entre des parents d'un rang fort différent, ne permet pas certaine familiarité. On sait la réponse d'un prince à un seigneur qui lui montrait la statue équestre d'un héros leur ayeul commun : celui qui est dessous est le vôtre, celui qui est dessus est le mien. C'est que l'air de familiarité ne convenait pas au respect dû au rang du prince ; et ce sont des attentions dans l'amitié, comme dans la parenté, auxquelles il ne faut pas manquer. (X)

* Les anciens ont divinisé l'amitié ; mais il ne parait pas qu'elle ait eu, comme les autres divinités, des temples et des autels de pierre, et je n'en suis pas trop fâché. Quoique le temps ne nous ait conservé aucune de ses représentations, Lilio Geraldi prétend dans son ouvrage des dieux du Paganisme, qu'on la sculptait sous la figure d'une jeune femme, la tête nue, vêtue d'un habit grossier, et la poitrine découverte jusqu'à l'endroit du cœur, où elle portait la main ; embrassant de l'autre côté un ormeau sec. Cette dernière idée me parait sublime.

* AMITIE, (Commerce) c'est une espèce de moiteur légère et un peu onctueuse, accompagnée de pesanteur, que les marchands de blé reconnaissent au tact dans les grains, mais surtout dans le froment, quand il est bien conditionné. Si on ne l'a pas laissé sécher sur le grenier, si on a eu soin de s'en défaire à temps, il est frais et onctueux, et les marchands de blé disent qu'il a de l'amitié ou de la main. Le grain verd est humide et mou ; le bon grain est lourd, ferme, onctueux et doux ; le vieux grain est dur, sec et leger.